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Nommer pour soigner : le défi du diagnostic en psychiatrie

William PITCHOT

INTRODUCTION

Aujourd’hui, le diagnostic en psychiatrie reste basé sur l’approche catégorielle d’un système de classification des maladies mentales appelé le DSM-5. Ce système, publié par l’American Psychiatric Association, utilise des critères opérationnels à la fois d’inclusion et d’exclusion, basés principalement sur la psychopathologie descriptive apparente, c’est-à-dire sur les manifestations visibles (signes ou symptômes) des troubles mentaux, plutôt que sur des hypothèses étiologiques concernant la cause présumée des troubles, qu’elle soit psychologique, sociale ou biologique.  

COMMENT POSER UN DIAGNOSTIC ?

Ce cadre de classification, bien qu’utile pour structurer la communication entre cliniciens et chercheurs, n’est pas sans limites. Si le DSM-5 offre un langage commun et standardisé permettant de partager des observations, il échoue parfois à capturer la complexité intrinsèque de la souffrance psychique et de la maladie mentale. La dimension à priori « athéorique » du DSM suppose que pour poser un diagnostic, on ne s’intéresse pas aux causes du trouble et assez peu à l’histoire de l’affection. Or, en médecine, une même maladie peut être associée à des symptômes très différents et des maladies différentes peuvent partager des symptômes identiques. Par exemple, un mal de tête peut être dû à une sinusite ou une tumeur cérébrale. La seule description des symptômes à un moment donné est donc largement insuffisante pour poser un diagnostic. Trois autres éléments de validation devraient être pris en compte. D’abord lévolution de la maladie (particulièrement vrai en psychiatrie). Quand les premiers symptômes se sont manifestés et quel en était la nature ? A quel âge, la maladie a-t-elle débuté ? La présentation clinique a-t-elle changé au cours du temps ? Une amélioration a-t-elle déjà été observée avec ou sans intervention thérapeutique ? Ensuite, particulièrement pour des maladies comme le trouble bipolaire, la schizophrénie, le trouble déficitaire de l’attention ou les troubles anxieux, on doit s’intéresser à la génétique. En effet, en fonction des troubles, la génétique peut expliquer pratiquement la totalité de la maladie (90 % dans le trouble bipolaire). Enfin, les marqueurs biologiques (dosages endocriniens, psychophysiologie, imagerie) pourraient constituer un quatrième validateur, mais malheureusement peu disponible et/ou peu fiable dans une discipline comme la psychiatrie. 

En pratique, le diagnostic psychiatrique est d’abord une hypothèse susceptible d’être modifiée en fonction de l’évolution du patient et de la connaissance qu’on a de son histoire. Il peut aussi évolué en fonction des progrès de la recherche et d’une meilleure compréhension de la clinique. Le diagnostic n’est donc jamais figé. Sa remise est question devrait être la règle. En effet, ce questionnement sur le diagnostic en psychiatrie ne doit pas conduire à une critique des compétences des professionnels, mais à une réflexion nécessaire sur les fondements de la discipline. Elle invite à repenser les outils diagnostiques pour mieux répondre aux besoins des patients, tout en respectant la complexité des troubles mentaux. C’est un pas vers une psychiatrie plus scientifique, nuancée et humaine. En pratique, dans le domaine de la souffrance psychique, on peut prendre en charge une personne et mettre en place un traitement psychothérapeutique et/ou médicamenteux en n’ayant aucune certitude sur le plan diagnostic.

CONTROVERSES AUTOUR DES SYSTÈMES DE CLASSIFICATION

Depuis sa publication en 2013, ce fameux DSM-5 a suscité des débats intenses et controversés au sein de la communauté psychiatrique, ainsi que parmi d’autres acteurs de la santé mentale.  

Les critiques se sont particulièrement concentrées sur les risques liés à une extension excessive des critères diagnostiques, ce qui pourrait aboutir à une « surpathologisation » de comportements humains normaux. Allen Frances, l’un des architectes du DSM-IV, a été l’un des premiers à alerter sur ce danger, dénonçant une tendance à la médicalisation excessive de l’existence humaine. Ses observations résonnent encore aujourd’hui, alimentant un débat de fond sur l’identité même de la psychiatrie.  

Certains vont jusqu’à affirmer que le DSM-5 (comme les avancées dans les neurosciences ou le développement rapide de la psychopharmacologie), menace de déshumaniser la discipline psychiatrique. Une pétition internationale anti-DSM-5, largement diffusée en ligne, exprimait cette inquiétude en des termes particulièrement frappants : « On ne s’intéresse plus à l’homme en tant que sujet, au contexte social ou aux conséquences de sa pathologie sur son environnement familial et social, mais uniquement à l’homme neuronal, cible d’interventions médicamenteuses. » Cette critique illustre un conflit plus large entre une vision réductionniste et biologisante de la psychiatrie et une approche plus globale, centrée sur la personne et son vécu subjectif.  

Ces critiques sont probablement excessives mais justifiées notamment par les réalités scientifiques de ces dernières années. Au cours des 2O dernières années, on s’est obstiné dans une recherche excessive et débridée de marqueurs biologiques susceptibles de confirmer les hypothèses diagnostiques et d’orienter les traitements. On a ainsi investi des sommes énormes dans des études sur l’imagerie médicale, la génétique et les biomarqueurs. Ces efforts financiers colossaux visaient à transformer la psychiatrie en une discipline plus objective et plus scientifique, comparable à d’autres branches de la médecine. Ces recherches n’ont pas permis de développer de nouveaux traitements, mais surtout elles n’ont rien changé à la vie quotidienne de nos patients, ni impacté de manière significative la nature de la relation avec nos patients. C’est la conclusion étonnante à laquelle est arrivé le psychiatre Thomas Insel, directeur du National Institute of Mental Health (NIMH) aux Etats-Unis entre 2002 et 2015 : « J’ai dépensé 20 milliards de dollars au NIMH, et je ne pense pas que nous ayons fait de progrès significatifs pour réduire les suicides, les hospitalisations ou améliorer la réhabilitation des dizaines de millions de personnes souffrant de maladies mentales », « Je pensais qu’en perçant le code des maladies mentales, nous résoudrions le problème. J’avais tort. Ce dont les personnes atteintes de troubles mentaux ont le plus besoin, ce n’est pas une percée en neurosciences, mais un endroit où vivre, quelqu’un pour les soutenir et un travail significatif. Nous aurions pu dépenser cet argent pour construire des maisons pour les sans-abris souffrant de maladies mentales, et cela aurait fait plus de bien ». La déclaration de Thomas Insel sur le financement de logements pour les personnes en difficulté illustre une prise de conscience importante : bien que la recherche scientifique soit cruciale, elle doit être complétée par des actions concrètes pour améliorer la vie quotidienne des patients.

NOMMER LA SOUFFRANCE PSYCHIQUE : AVANTAGES ET INCONVÉNIENTS

Le patient n’est pas en reste. Sous l’effets d’influences diverses et complexes, il revendique un diagnostic, une étiquette et si on n’en donne pas, il va voir ailleurs. Ce besoin de « recevoir une étiquette » n’est pas lié à un désir de simplification, mais plutôt à une quête de sens et de reconnaissance ? Les troubles mentaux peuvent être déroutants et effrayants. Un diagnostic peut évidemment offrir une explication claire et cohérente à leurs symptômes. Face à des sentiments de confusion ou d’angoisse, mettre un nom sur une condition peut aider à réduire l’ambiguïté et  apporter un certain soulagement. Cette recherche parfois obsédante d’un diagnostic s’explique probablement en partie par la pression sociétale. Un diagnostic peut aider les patients à expliquer leurs comportements ou leurs difficultés à leurs proches et à la société, avec l’espoir de réduire le risque d’être jugé ou incompris.  Recevoir un diagnostic rend en fait leur souffrance plus légitime. Cela peut être rassurant, car cela montre qu’ils ne « fabriquent pas » (ne simulent pas) leurs symptômes et/ou qu’ils ne sont pas seuls à vivre cette situation.Un diagnostic (en tout cas certains diagnostics) donnent accès à une reconnaissance officielle comme dans le cas d’une incapacité totale de travail ou d’une demande d’indemnisation après un accident. La culture contemporaine a normalisé les diagnostics psychiatriques, les rendant plus acceptables et accessibles. Les gens ont tendance à rechercher des explications médicales ou psychologiques pour leurs expériences personnelles. Les influences culturelles et surtout médiatiques jouent de plus un plus un rôle dans la recherche d’un diagnostic. Certains diagnostics, comme le trouble du déficit de l’attention (TDAH), le trouble dissociatif de l’identité (TDI), le trouble du spectre autistique (TSA), le haut potentiel (HP) ou les troubles anxieux, sont devenus de véritables cadres de référence pour interpréter des traits ou comportements qui font souvent simplement partie de la personnalité de l’individu. Le danger est de considérer ces différents diagnostics comme des éléments  identitaires forts. En psychiatrie, on prend de mieux en mieux conscience que des patients peuvent réduire leur identité à leur diagnostic, ou être identifiés par la société exclusivement à travers le prisme de la maladie. Cela peut contribuer à perturber leur vision d’eux-mêmes et de leurs capacités. L’attachement à une étiquette peut ainsi rendre difficile l’idée de changement ou de rétablissement. Idéalement, le diagnostic devrait aider à séparer la personne de la maladie. Mais, ce n’est malheureusement pas ce qu’on observe. 

Le besoin de diagnostic en psychiatrie est profondément humain. Il répond à une quête de compréhension, de validation et de solution face à une souffrance souvent invisible et mal comprise. Bien que ce besoin puisse être bénéfique, il est essentiel pour les professionnels de la santé mentale de veiller à ce que les patients ne soient pas réduits à une étiquette et de rappeler que la valeur de l’individu dépasse son diagnostic. Une approche centrée sur la personne, plutôt que sur le trouble, reste essentielle. 

TROUVER UN EQUILIBRE POUR DES SOINS PERSONNALISÉS

Pourtant, si ces critiques autour de la question du diagnostic psychiatrique sont pleinement justifiées et stimulantes, elles ne doivent pas occulter les avancées réelles rendues possibles par les neurosciences, la psychopharmacologie ou encore les techniques modernes de psychothérapie. Ces progrès n’ont pas entraîné une rupture avec la pratique clinique traditionnelle, mais ont plutôt contribué à l’enrichir. Ils permettent aujourd’hui de proposer des prises en charge plus adaptées, personnalisées, et respectueuses des besoins spécifiques de chaque patient.  

Comme le souligne M.C. Hardy-Baylé dans *Le Manuel de Psychiatrie* (JD Guelfi et F. Rouillon), l’identité de la psychiatrie repose sur sa capacité à soigner, à travers un usage éclairé et réfléchi des outils thérapeutiques à sa disposition. Cette idée d’un passage « des approches théoriques de la clinique à une théorie de la pratique » incarne une vision pragmatique et centrée sur l’action thérapeutique. Même en l’absence de certitude étiologique ou diagnostique, la psychiatrie reste riche d’outils diversifiés et complémentaires, allant des médicaments innovants aux techniques de psychothérapie adaptées, en passant par les technologies émergentes comme la stimulation cérébrale.  

Le diagnostic en psychiatrie, bien qu’utile pour orienter la prise en charge, ne constitue pas une fin en soi. Il s’intègre dans une démarche globale visant à comprendre le fonctionnement psychique du patient et à définir un projet thérapeutique adapté. Cette démarche s’appuie sur une collaboration interdisciplinaire impliquant psychiatres, psychologues, mais aussi, de plus en plus, des technologies avancées comme l’intelligence artificielle (IA), les outils de psychométrie et les examens électrophysiologiques.  

Cependant, il est essentiel de souligner que ces outils techniques, aussi sophistiqués soient-ils, ne peuvent jamais remplacer l’entretien clinique et la relation humaine entre le soignant et le patient. On doit éviter une espèce de dictature du test qui serait une arme absolue et incontestable. La psychiatrie conserve ainsi son caractère profondément humain, où l’écoute, l’empathie et la compréhension globale de la personne en souffrance restent au cœur de la pratique.  

CONCLUSION

En définitive, la psychiatrie moderne, loin d’être réduite à une approche biologisante ou mécaniste, se caractérise par sa capacité à intégrer des perspectives variées – biologiques, psychologiques, sociales et culturelles – pour offrir des soins toujours plus respectueux et individualisés. Si le DSM-5 cristallise des tensions et des désaccords, il a également le mérite de stimuler un débat riche et nécessaire sur l’avenir de la discipline, renforçant son dynamisme et sa capacité à s’adapter aux défis d’un monde en constante évolution.  .

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