William PITCHOT
Le Bonheur, une injonction moderne
Aujourd’hui, le bonheur est partout. Il est omniprésent : on en parle à la télévision, à la radio, dans les journaux, sur internet, et surtout sur les réseaux sociaux. Personne ne peut y échapper. Cette notion a transcendé les sphères personnelles et s’est imposée comme un enjeu collectif. La science, l’économie, la finance, et même le marketing s’en sont emparés. Le bonheur n’est plus simplement un état d’être ou une quête intérieure : il est devenu un produit, un objectif mesurable, une compétence à développer, et parfois même un impératif social.
Cette idée de bonheur a également trouvé sa place au sein des consultations des psychiatres et des psychologues. Il nous est présenté non plus comme un droit inaliénable, mais comme un devoir absolu. Ce basculement est profond : être heureux est désormais perçu comme un critère de réussite personnelle, au même titre que la carrière, les relations sociales ou la santé. Des opportunités de zénitude et de plénitude nous guettent à chaque coin de rue, à chaque moment de notre existence. Et si nous sommes incapables de les percevoir, si nous échouons dans cette quête, pas de panique : une myriade de marchands de bonheur est là pour nous montrer le chemin de l’épanouissement absolu.
Les marchands du bonheur
Ces nouveaux commerçants de la félicité proposent des solutions aussi variées qu’improbables. Ils portent des noms aussi poétiques qu’énigmatiques : « déployeuse des possibles », « re-programmatrice d’ADN », « habitat thérapeute », « spécialiste en feng shui chamanique » ou encore « médecin de l’âme » . Chaque terme semble conçu pour séduire notre imaginaire et nous convaincre que, dans ce chaos moderne, eux seuls détiennent la clé du bonheur. Pas de place pour le doute : vous allez être heureux, et ce bonheur sera total.
Mais à quel prix ? Loin d’être une simple quête spirituelle ou émotionnelle, le bonheur est désormais un marché florissant, alimenté par la peur de ne pas être à la hauteur. Livres, formations, applications de méditation, retraites spirituelles : tout un écosystème économique s’est formé autour de cette promesse universelle. Chaque produit vendu, chaque service proposé nous rapproche un peu plus, soi-disant, de ce bonheur inatteignable.

Une société du bonheur de surface
Cette médiatisation du bonheur est en cohérence avec les valeurs dominantes de nos sociétés contemporaines. Marquées par le culte de la performance, la glorification du succès et l’exaltation de la consommation, ces sociétés encouragent les individus à entreprendre, à développer des compétences, et surtout, à se dépasser constamment. Le bonheur devient alors l’indicateur ultime de la réussite personnelle. L’échec, quant à lui, n’est pas une option. Malheur à celui qui n’est pas heureux
Dans ce contexte, toute baisse de régime qu’elle soit causée par la fatigue, la douleur, ou la démotivation est perçue comme une anomalie à corriger. La société exige des solutions rapides et efficaces. Ainsi, le patient en quête de bonheur attend de ses thérapeutes une réponse immédiate et concrète à ses souffrances. L’idée qu’une vie puisse inclure des moments de malheur, d’ennui, ou de simple stagnation devient presque impensable. Rien ne doit parasiter le sentiment de bonheur.
Bonheur : droit ou dictature ?
Face à cette pression, une question cruciale se pose : devons-nous, en tant que soignants, aller au-delà de notre rôle de thérapeutes et guider nos patients vers ce bonheur idéalisé ? Ou devons-nous refuser cette course effrénée et prendre position contre ce que certains appellent la « dictature du bonheur » ?
Car en voulant à tout prix éviter l’inconfort et les émotions négatives, la société oublie une vérité fondamentale : le bonheur ne se trouve pas toujours dans l’absence de malheur. Les périodes de doute, de tristesse ou de remise en question peuvent être essentielles à la construction de soi. Chercher à les éviter à tout prix revient souvent à effacer une part de notre humanité.
Liberté et bonheur
Ce qui semble évident, c’est que les sociétés les plus heureuses ne sont pas celles qui imposent un modèle unique de vie épanouie, mais celles qui laissent à chacun la liberté de définir son propre chemin. C’est dans cette diversité, cette acceptation des parcours multiples, que réside la clé d’un véritable épanouissement.
Car finalement, le bonheur ne peut être réduit à une formule universelle ou à une injonction sociale. Il est profondément personnel, fait d’équilibres fragiles entre ambitions, relations, et satisfactions intérieures. La véritable richesse d’une société est peut-être de permettre à chacun de chercher son bonheur à sa manière, sans pression, sans jugement, et sans dogme.